Le changement : deuxième partie
Comprendre le changement personnel
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FAIRE SA PLACE, ANGOISSES ET INFLUENCES
Chapitre 2 sur 5 : FAIRE SA PLACE, ANGOISES ET INFLUENCES Dans le chapitre précédent nous avons mis en exergue l’importance des interdépendances, des configurations et des stratégies dans le psychisme et le psychologique des personnes pour un changement personnel. Ce deuxième chapitre s’attache à pointer le cortège d’angoisses et les manières de faire sa place. |
DEUXIÈME PARTIE : CHAPITRE 2 sur 5
FAIRE SA PLACE, ANGOISSES ET INFLUENCES
A quel stade identitaire êtes-vous ?
C’est du côté de Nietzsche que nous allons un peu regarder pour parler de démarches identitaires.
Nietzsche appelle dans « Les Trois Métamorphoses » trois stades pour présenter la construction de son individualité(1)Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, tr. Bianquis, G., Aubier, 1953, p.319.
Le premier stade est le stade du chameau qui dit oui et accepte tout.
Le deuxième, le stade du lion est révolté et cherche à se délivrer, à être indépendant, cherche à repousser tous les « tu dois« , c’est la recherche de la libération. Le but de se délivrer c’est d’être indépendant pour se donner à soi-même ses propres lois, ses propres valeurs.
Le dernier stade, la dernière métamorphose, c’est l’enfant. L’enfant qui dit oui, non pas aux autres (à la loi, au « tu dois« ) mais à lui-même, au devenir. C’est l’enfant créateur qui donne à lui-même sa propre loi.
Il faut toutefois émettre quelques réserves car tout dépend d’où l’on se place ? Qui parle ? Depuis où il parle ? Quelles sont les motivations de l’individu qui parle ? Mais ce qu’il faut retenir c’est qu’il a besoin d’être autonome en tant que phase dans la construction de son individualisme.
Dans la figure de l’enfant ce que semble vouloir dire Nietzsche c’est qu’il s’agit de dépasser le ressentiment pour se situer dans le je. Ceci permet d’éviter cette antinomie entre individu et société.
Georges Palante a cherché à définir l’individualisme comme sensibilité(2)Palante, Georges, L’individualisme aristocratique, les Belles Lettres, 1995 in Magnone, Fabrice, Le Monde Libertaire n°1028, 1-7 fév. 1996.
Ce que semble vouloir dire Palante c’est l’inévitable affrontement entre le singulier et le troupeau, entre l’individu et la société, même si l’issue doit s’avérer fatale pour l’originalité sous quelque forme qu’elle se présente. En d’autres termes, espérer conquérir sa liberté, la liberté de dire oui, l’individu libre n’aurait donc d’autre choix que la révolte, même désespérée ?
Résumons-nous, l’individualisme dispose de deux distinctions :
- « l’une pour qui l’individu a quelque chose de donné avec une référence ultime : la conscience, la liberté ou le corps. L’autre, qui fait de l’individu quelque chose de relatif, de construit qui doit se déployer d’abord dans sa différence par rapport à autrui. »(3)Worms, Frédéric, L’individualisme, émission radiodiffusée Philambule sur France Culture le 24-04-99 ; et
- les trois interprétations « selon que l’on s’attache à caractériser les comportements (individualisme social), à légitimer les normes, les institutions et les choix de valeurs (individualisme éthique, contractualisme) ou à expliquer les processus sociaux (individualisme méthodologique). »(4)Birnbaum, Pierre et Leca, Jean, Sur l’individualisme, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, coll. Références, 1991, 4è de couverture.
A noter, cependant, aujourd’hui, que l’individualisme est synonyme d’asocial, de manque de civisme et de solidarité. Il est perçu un peu comme péjoratif, comme une étiquette.
Alors qu’est-ce qui fait que l’homme crée des formes du lien social (Durkheim) ? Pourquoi des liens affectifs se tissent-ils entre les salariés ?
Pour cela il nous faut commencer par une approche psychologique parce-qu’elle ouvre une piste de compréhension : « un rapprochement apparaît chaque fois qu’une personne se découvre un trait commun avec une autre. […] C’est lui qui engendre les sentiments de sympathie et de camaraderie. »(5)Freud, Sigmund, psychologie collective et analyse du moi dans Essais de psychanalyse, Payot, 1970.
Solidarité et identification
Ainsi, la relation entre les salariés dans une configuration pourrait être une relation faite de tendances affectives, libidinale.
MAIS en sociologie, Durkheim affirme que la cohésion sociale est renforcée par les sentiments d’ATTRACTION. C’est-à-dire, « par l’expression d’attitudes positives (la sympathie) et peut se traduire par le désir de se rapprocher des autres. »(6)Durkheim, Émile, Le suicide, étude sociologique, Paris, Puf, 1960. A ce stade, la solidarité serait faite uniquement de relations.
Les résultats d’une expérience menée en 1979(7)Rands et Levinger, In Fisher, Gustave-Nicolas, Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Dunod, 1996, p.45 ont pu dégager la corrélation croissante suivante : « plus la relation est intense plus nombreuses sont les activités conjointes et plus importante est l’implication mutuelle ».
Dans ces conditions, comment le changement peut-il avoir cours ? Cette conformité imposerait-elle la déviance ? C’est dans « De la division du travail social », que Durkheim ébauche le « réel » de cette solidarité en l’appelant « contrat ».
En clair, il tente d’établir un passage de la solidarité par similitude à la solidarité organique. C’est-à-dire, il oppose les individus « similaires » groupés (avec une même croyance, les mêmes valeurs partagées, les mêmes sentiments, etc.) aux individus qui sont « différents » et se lient les uns aux autres parce qu’ils exercent des rôles et fonctions complémentaires à l’intérieur du système social.
Ceci est particulièrement intéressant car nous pouvons dès lors repérer plus aisément, par transposition, les jeux et coups produits dans un changement organisationnel.
Autrement dit, pour Durkheim, c’est la différence et la complémentarité qui créent la solidarité. Le passage du « statut » (solidarité de type mécanique) au « contrat » (solidarité de type organique) est associé à l’apparition et au développement de la division du travail.
Cette division « supprime la rivalité entre individus en les rendant étroitement solidaires les uns des autres et également étroitement solidaires de la société ; l’individu est d’autant plus moral que sa solidarité avec la société est étroite. »(8)Encyclopædia Universalis, Cd-Rom, 1998
Ainsi, pour qu’il y ait solidarité il faut qu’il y ait un sentiment de responsabilité mutuelle entre plusieurs personnes mais aussi une dépendance mutuelle d’intérêts. « Les échanges révèleraient ainsi une stratégie du coût psychologique minimal dans la vie sociale. »(9)Gergen et Gergen (1981), In Fischer, G.-N., Les concepts…, op. cit., p.49.
Approcher les changements observés à partir de la solidarité aidera à saisir l’ajustement des valeurs organisationnelles d’un groupe avec celles des valeurs personnelles. C’est-à-dire, elle permettra d’aborder le phénomène comme la capacité de l’individu à maîtriser le changement dans le but de trouver et développer une manière de s’engager.
Petite astuce à l’usage du pilote du changement : Pour analyser une configuration, vous serez amené à prendre en compte les systèmes humains en tant qu’ils constituent une des dimensions essentielles de la configuration formée par votre organisation (pour ne pas dire : LA richesse de votre organisation !). La configuration se pose donc ici au plan des relations interpersonnelles. Ainsi, elle aura quelque chance de rendre intelligible le changement observé au sein de l’organisation en faisant apparaître les raisons et les motivations des salariés à s’engager : la solidarité en tant que valeur produisant du lien social… ou l’inverse ! |
Bernard Lahire a relevé auprès d’Elias que « pour comprendre un individu, il faut savoir quels sont les désirs prédominants qu’il aspire à satisfaire. ». Ce qui nous conduit à voir les valeurs comme une représentation cognitive des besoins ; les motivations d’une personne résultant de l’insatisfaction de certains de ses besoins.
Pour exemple, un enseignant de Paris V citait une étude menée par ses étudiants : « Lorsqu’on a demandé aux syndicats quels étaient les éléments et les moyens de motivation des salariés ? Les syndicats ont répondu la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires. Les salariés ont dit qu’au delà d’un certain niveau de salaire, ce qui les intéressait avant tout c’était d’avoir un travail intéressant. »(10)Dans l’émission télévisuelle de Nathalie Lebreton, journaliste, Eco et compagnie, Les écrans du savoirs, diffusée le vendredi 5 juin 1998 : « le capital c’est l’homme ». Ont participés : Campana Eled Associés, CNDP, CCI Paris, Editions Hatier, Alternatives économiques, la Cinquième.
Cette étude éclaire le phénomène de changement en signifiant une hiérarchisation des attentes du salarié : à partir d’un certain niveau de salaire… avoir un travail intéressant.
Ce que voudrait dire cette idée, est qu’on ne peut agir sur les motivations d’une personne qu’à la condition de satisfaire ses besoins (Maslow a hiérarchisé les besoins sous la forme d’une pyramide). Ce qui nous permet d’aborder le phénomène de changement comme la possibilité d’être une recherche de satisfaction des besoins par le salarié.
Conclusion : l’identité, une série de transactions
Tantôt l’identité apparaît comme une image symbolique, tantôt l’image est seulement l’expression réelle de l’identité. A l’identité réelle d’une structure sociale, par exemple, va correspondre l’image réelle (l’accueil, les locaux, les agréments, etc.) ; à l’identité symbolique correspondra l’image symbolique (la crédibilité, le dynamisme, la convivialité, etc.). L’image globale correspondra naturellement à une combinaison complexe et fortement variable, empruntant tour à tour aux deux composantes de l’identité : réelle et symbolique.
Donc, l’image que l’on perçoit d’une organisation, aussi petite fut-elle, est toujours une combinaison complexe mêlant intimement le réel et le symbolique.
Ainsi, chacun en fonction de ses « besoins » et de ses « moyens » pourra s’identifier aux valeurs d’un groupe ou d’un micro-groupe (son bureau, son équipe, son service…) s’il répond aux attentes du salarié.
Cette identification permet de passer de l’individualisme à la solidarité à partir d’un contrat consenti entre les individus. Contrat qu’il faut traduire par une mise en rapport des individus entre eux sans que leur volonté préalable ait pu discuter des conditions d’un arrangement.
Autrement dit, les membres d’un groupe, par un « va-et-vient », un « jeu » entre leur propre identité (individuelle et sociale) et l’identité réelle et symbolique du groupe, comme sur l’histoire plus ou moins légendaire dans laquelle ils sont enserrés et qu’ils contribuent chaque jour à créer, deviennent progressivement autres (changent ?), maîtrisent leurs actions en se délivrant de la chimère « tout maîtriser », se sentent faire partie d’un mouvement collectif (reconnaissance) où sont en œuvre des mécanismes d’aliénation et de désaliénation auxquels ils participent plus ou moins innocemment. En clair, ils s’identifient à une organisation par une série de transactions de type « succession d’ajustements », « marchandage », « processus » donc d’interactions qui se situeraient au cœur même des interrelations.
Les salariés sont donc des acteurs qui doivent « inventer » de nouvelles solutions au cours de ces interactions dynamiques. Ils sont, pour le coup, à la fois producteurs et reproducteurs de sens.
Mais, ceci inclut « l’existence d’une dimension conflictuelle qui implique une série de compromis provisoires et de perpétuelles renégociations, donnant le primat au changement qui résulte d’une nécessité d’articuler des exigences contraires. »(11)Rémy, Jean, La vie quotidienne et les transactions sociales : perspectives micro ou macro-sociologiques, Maurice Blanc, 1992, p.302-305
Par ailleurs, ces transactions identitaires se construisent dans un espace interrelationnel, contractuel (Durkheim), que nous avons déjà nommé configuration (Elias). Donc, ce que doit chercher et trouver le salarié, est cet « espace », c’est-à-dire ce « lieu », cet « entre-deux », cet « inter- » autorisant son changement.
Autrement dit, les concepts d’identité et de configuration devraient pouvoir permettre d’appréhender ce qui se joue au sein d’un changement organisationnel. Parce-qu’ils éclairent les changements observés sous l’angle d’un jeu interrelationnel.
Enfin, rappelons que la solidarité est une valeur ; précisément une valeur affective que l’individu partage avec les autres, lui permettant de s’identifier, d’appartenir à un groupe. Par là, l’identification et l’appartenance pourraient être expérimentées par le salarié grâce aux valeurs si le responsable du changement a engagé une démarche de compréhension. En effet, l’identification et l’appartenance pourraient s’exercer à partir de valeurs communes partagées imposant au salarié des transactions sur ses propres valeurs, des ajustements donc des changements.
NB : Pour mieux appréhender la notion de valeurs, le lecteur a grand intérêt à lire l’article « Comprendre le changement personnel : les valeurs, importance et ambivalence » paru sur les Echos à cette adresse.
Dans ce texte paru sur les Echos, en résumé, nous apprenons que le phénomène de changement échappe aux normes et au contenu même des valeurs. Elles-mêmes tributaires de toutes sortes de facteurs extra-moraux ; et la relation des membres d’un groupe est donc fonction des valeurs internes qu’il produit : « l’apparition d’une valeur peut être facilitée par le contexte ou la conjoncture ; sa persistance ne peut s’expliquer seulement parce-qu’elle est adaptée au contexte et à la conjoncture »(12)Boudon, Raymond, La théorie des valeurs de Scheler vue depuis la théorie des valeurs de la sociologie classique, Travaux du Gemas n°6, 1999, p.30.
MAIS, Certeau, dans la première partie de « L’invention du quotidien », entame une importante recherche née, précise-t-il, « d’une interrogation sur les opérations des usagers, supposés voués à la passivité et à la discipline. »(13)Certeau, Michel (de), L’invention du quotidien 1. arts de faire, Gallimard, coll. Essais, 1990, p.XXXV
Ceci suggère que ce que nous avons vu jusqu’ici doit être complétée par l’étude de ce que le salarié « fabrique », « bricole », « braconne » en fabricant ses représentations.
Ce qui nous conduit à nous demander si comprendre le phénomène de changement ne pourrait pas être de tenter comprendre comment ce « entrer dans » est « négocié » par le salarié parce-que cette construction individuelle de lien social, cette socialisation, nous signifie l’influence de l’individu sur lui-même par des manières de faire propres.
LE SALARIE DANS SON ENTREPRISE, un inventeur de manières de faire
Ce que propose Certeau, c’est « d’exhumer les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des individus » qui, « par leur manière de les utiliser à des fins et en fonction de références étrangères au système » , « subvertissent » les productions ou les représentations imposées par une contingence. » Il veut parler de tactiques et de stratégies.
Nous verrons ce thème des tactiques et stratégies dans le chapitre 3 sur 5 de ce dossier partie #2. En attendant, le lecteur peut lire l’article ISRI paru ici sur les tactiques et stratégies.
Pour en savoir +
Notes de l`article [ + ]
1. | ↑ | Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, tr. Bianquis, G., Aubier, 1953, p.319 |
2. | ↑ | Palante, Georges, L’individualisme aristocratique, les Belles Lettres, 1995 in Magnone, Fabrice, Le Monde Libertaire n°1028, 1-7 fév. 1996 |
3. | ↑ | Worms, Frédéric, L’individualisme, émission radiodiffusée Philambule sur France Culture le 24-04-99 |
4. | ↑ | Birnbaum, Pierre et Leca, Jean, Sur l’individualisme, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, coll. Références, 1991, 4è de couverture |
5. | ↑ | Freud, Sigmund, psychologie collective et analyse du moi dans Essais de psychanalyse, Payot, 1970 |
6. | ↑ | Durkheim, Émile, Le suicide, étude sociologique, Paris, Puf, 1960 |
7. | ↑ | Rands et Levinger, In Fisher, Gustave-Nicolas, Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Dunod, 1996, p.45 |
8. | ↑ | Encyclopædia Universalis, Cd-Rom, 1998 |
9. | ↑ | Gergen et Gergen (1981), In Fischer, G.-N., Les concepts…, op. cit., p.49 |
10. | ↑ | Dans l’émission télévisuelle de Nathalie Lebreton, journaliste, Eco et compagnie, Les écrans du savoirs, diffusée le vendredi 5 juin 1998 : « le capital c’est l’homme ». Ont participés : Campana Eled Associés, CNDP, CCI Paris, Editions Hatier, Alternatives économiques, la Cinquième |
11. | ↑ | Rémy, Jean, La vie quotidienne et les transactions sociales : perspectives micro ou macro-sociologiques, Maurice Blanc, 1992, p.302-305 |
12. | ↑ | Boudon, Raymond, La théorie des valeurs de Scheler vue depuis la théorie des valeurs de la sociologie classique, Travaux du Gemas n°6, 1999, p.30 |
13. | ↑ | Certeau, Michel (de), L’invention du quotidien 1. arts de faire, Gallimard, coll. Essais, 1990, p.XXXV |
14. | ↑ | Lahire, Bernard, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Seuil, Coll. Hautes études, 298 p. |