Comprendre le changement personnel :
les valeurs, importance et ambivalence
Comprendre le changement personnel : Si « la valeur n’attend pas le nombre des années » n’importe qui peut changer à n’importe quel moment. Mais si, au regard de l’expression : « nous n’avons pas les mêmes valeurs », voulant signifier que nous campons dans notre position, comment pouvons-nous espérer changer ? |
A. De quoi parle-t-on quand on discute de valeurs ?
La revue Futuribles a rendu compte d’une étude menée sur l’évolution des valeurs des Européens : « Unité ou multiplicité, convergence ou divergence, universalisme ou/et localisme des valeurs, sont-ils comme nous, ou sont-ils autres ? » Les conclusions résumées des Futuribles sont les suivantes :
- la société influence les individus dans leur choix de modèles, d’idéologies.
- A leur tour les individus exercent une part d’influence par exemple en rejetant ou en reprenant ces idéologies ou ces modèles.
- La société est en nous qui sommes dans la société.
- Les idéologies font partie intégrante de la personnalité des individus mais sont largement constituées en dehors d’eux. Par exemple les grandes orientations de socialisation en matière politique, économique ou religieuse se prennent assez jeune et l’influence du milieu social est grande.
S’il y a peu de risque de nous tromper en postulant n’avoir pas les mêmes valeurs, pouvons-nous avoir certaines valeurs communes ? Quelles sont les valeurs que l’on suit quand on s’engage dans la vie publique, par exemple ou pour une action au sein de notre entreprise ?
Répondre à ces questions est particulièrement intéressant parce qu’elles nous adjoignent à comprendre les dynamiques relationnelles au sein même des organisations et le changement du salarié au sein de cette organisation.
En effet, les configurations ne sont pas simplement un élément d’identification ; elles sont aussi la scène où se joue la vie sociale, et, souvent, le lieu même de la socialisation. Tout comme on devient individu en s’appropriant, en intériorisant une logique et des valeurs qui existent dans la société où l’on vit et, plus précisément, dans l’organisation où l’on travaille.
B. Les valeurs : affaire de mots et d’idées mais aussi production de rapports sociaux
Enquêter sur les valeurs impose une distinction en deux types : les valeurs qui sont extrinsèques, notamment socialement, qui ont un état d’importance, de grandeur pour l’individu ou un groupe d’individu (par exemple, être heureux et utile) et celles qui sont intrinsèques, précieuses donc personnelles.
Or, il existe d’autres distinctions en deux types : les valeurs instrumentales (honnêteté, politesse, se rapportant à un mode de comportement) et les valeurs terminales, telles la liberté (qui ont trait à des buts de l’existence).
Si pour certains « les valeurs sont les ressorts fondamentaux des désirs et des préférences, les mobiles profonds qui nous animent » parce-que, « dans toute société, la détermination des objectifs s’effectue à partir d’une représentation du désirable et se manifeste dans des idéaux collectifs »(1)Tchernia, Jean-François, Research International in Futuribles, analyse et prospective juillet-août 1995, p.9. Et aussi, Valade, Bernard, Dictionnaire de la sociologie, Larousse Thématique, 1996, p.235
Pour Talcott Parsons, « les valeurs sont des repères normatifs, des concepts abstraits qui servent à chacun de référent pour la pensée et l’action. »(2)Stoetzel, Jean, Théorie des opinions, Puf, 1943 in Futuribles, ib. p.13 Vu sous cet angle, le terme valeurs est proche de la notion d’éthique dans un registre philosophique.
Ce qui voudrait dire que, si le terme de valeurs a trait aux différentes vertus ou à tous les traits de la personnalité humaine ou de la vie sociale, alors le terme de normalisation peut comporter des termes de valeurs outre ceux d’obligations.
En l’espèce, il est intéressant de remarquer que l’homme ne peut pas vivre sans règles qui légitiment des attentes et justifient des sanctions. Peu importe le contenu de ces règles, elles seraient intériorisées et correspondraient à une position d’autonomie et d’indépendance par rapport au monde. C’est la raison pour laquelle l’espèce humaine est une espèce normative.
Bref, qu’il s’agisse des travaux de ces auteurs, ou bien, qu’il s’agisse de Karl Marx dont les valeurs dans sa tradition est l’idéologie (agissante, équivalente à l’éthique et à la solidarité) légitimant le rapport de production capitaliste dans le fonctionnement de la société ; de Max Weber qui voit les valeurs comme antécédentes au capitalisme et donne dans ses théories une place prééminente à l’individu ; ou de Durkheim avec sa conscience collective qui désigne en quelque sorte les valeurs par lesquelles se fait le lien social, il semble que le concept de valeurs, quel que soit le nom qui lui est donné par les auteurs que nous venons de citer (idéologie, éthique, conscience collective), reste très global.
La première difficulté concerne donc l’approche empirique et quantitative du concept de valeurs : en quoi peut-on inférer la présence de telle valeur à partir de telles batteries d’indicateurs ? Interrogation qui était déjà apparue au début du siècle avec les premiers tests d’intelligence.
Par exemple, Jean Stoetzel (photo ci-contre) différencie les valeurs des opinions qui sont l’adhésion à un jugement qui n’existe que lorsqu’elle est exprimée, consciente.
Malgré cela, c’est à partir des opinions que les individus expriment qu’on peut « inférer » correctement les valeurs qui expriment, elles, les désirs et les préférences individuelles et sociales. En définitive, chacune des trois distinctions proposées jusqu’ici (intrinsèque/extrinsèque, instrumentale/terminale et repère-normatif/mobile-profond) éclaire des aspects différents des valeurs des individus.
Autant d’indicateurs des raisons des changements que nous pourrions observer au sein des organisations ; ce qui devrait témoigner de la fécondité des valeurs dans le travail des salariés.
Mais pour aller plus loin, Max Scheler « a reconnu la valeur non seulement des personnes singulières, mais aussi de ces personnes communes que sont la nation, la totalité culturelle, etc. L’homme, en la vie psychique de qui s’étagent différents niveaux interdépendants, végétatif, instinctif, associatif, pragmatique, est aussi esprit(3)« [La personne est] la substance unitaire de tous les actes qu’un être effectue. » Scheler, Max, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, 1913-1916, tr. Maurice de Gandillac, Gallimard, 1955, p.IV Ce centre d’activité libre ne subsistant que dans l’accomplissement des actes intentionnels, c’est-à-dire se référant aux valeurs(4)Scheler in Encyclopædia Universalis, Cd-Rom 98 à Philosophie de la personne (Jerphagnon, Lucien). »
Pour Raymond Boudon, « [(Max Scheler)] affirme l’objectivité des valeurs, au sens où les valeurs existeraient indépendamment du sujet qui les appréhende. »(5)Boudon, Raymond, La théorie des valeurs de Scheler vue depuis la théorie des valeurs de la sociologie classique, Travaux du Gemas n°6, 1999
C’est précisément ce que nous allons développer dans la section suivante, c’est-à-dire, la théorie des valeurs de Scheler. Parce-qu’elle nous amènera à comprendre le phénomène de changement au travers de contradictions ou de correspondances entre les valeurs personnelles et les valeurs objectivées par l’individu dans ses interactions et interrelations.
NB : Afin de mieux appréhender les concepts de personne et d’individu comme nous l’exposons dans ce papier, le lecteur aura grand avantage à lire l’article se trouvant en suivant ce lien.
C. La théorie des valeurs de Scheler, une conception des catégories morales
Pour Max Scheler, les valeurs sont révélées par l’émotion. « Les valeurs sont des phénomènes de base donnés à l’intuition affective perceptive. »(6)Scheler, M., Le formalisme…, op. cit., p.284 in Boudon, R., La théorie…, op. cit., p.21 Mais, si des inclinations particulières à dominante subjectives, comme le respect ou l’éthique, orientent l’individu vers les valeurs, elles ne déterminent pas pour autant leur contenu.
Précisant que, si des mécanismes divers (l’intérêt, le ressentiment, l’affection, par exemple) entraînent une perception biaisée des valeurs, ils n’en affectent pas moins les valeurs.
Pour résumer la pensée de Scheler, cette indétermination des valeurs laisse place à l’innovation, qui réussit lorsqu’elle répond à des inclinations. Elle ouvre à une marge d’interprétation faite de jugements de valeurs, lesquels engendrent des conflits de valeurs.
Réciproquement, ces conflits sont incompréhensibles si l’on ne voit pas cette indétermination. Ainsi, il traite plusieurs sources de distorsion des valeurs. Par exemple :
- le pharisaïsme en tant que donnée générale : « les individus sont normalement mus par l’intérêt »(7)Palante, Georges, L’individualisme aristocratique, les Belles Lettres, 1995 in Magnone, Fabrice, Le Monde Libertaire n°1028, 1-7 fév. 1996 ;
- le ressentiment comme un rapport d’impuissance à un état de chose qu’un individu souhaiterait changer : « on peut évaluer positivement ou négativement quelque chose qui ne le mérite pas, lorsque cette valorisation à un effet psychologique positif sur l’évaluateur lui-même »(8)s’inspirant de Nietzsche : Die Genealogie der Moral, 1887 Scheler, Max, Ressentiment im Aufbau der Moralen, p.3-5, in Boudon, R., La théorie…, op. cit., p.24 ;
- le relativisme, découlant du fait que l’objectivité des jugements de valeur auxquels nous croyons soit le témoin de conflits de valeurs : « [(l’individu)] risque alors de se laisser séduire par la thèse de la subjectivité des valeurs morales, par la thèse de « l’arbitraire culturel » des valeurs et par les diverses théories qui font des valeurs des illusions »(9)Scheler, M., Le formalisme…, ib. p.326 in Boudon, R., Travaux du Gemas n°6, ib. p.25 et
- les facteurs cognitifs qui, d’une façon générale « font bien voir que le contenu des valeurs est pour partie contingent et pour partie tributaire de données propres à telle ou telle société. »(10)faisant écho à Durkheim : Scheler, Max, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, 1913-1916, tr. M. de Gandillac, Gallimard, 1955, p.IV, p.308 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.26
Mais, si le contenu des valeurs est indéterminé, Scheler note un corollaire crucial, à savoir qu’elles ne peuvent, en elles-même, déterminer les normes puisque, les valeurs reçoivent un contenu particulier dans des contextes culturels déterminés.
« Pour Maisonneuve (1985), les normes sont des règles et des schèmes de conduite très largement suivis dans une société ou un groupe donné, […] Elles se réfèrent à ce qui paraît socialement désirable, convenable dans tel ou tel groupe particulier. Elles traduisent les valeurs dominantes dans ce groupe. […] Elles ont pour fonction la cohésion, la réduction de l’incertitude et la socialisation. »(11)Cazals-Ferré, Marie-Pierre et Rossi, Patricia, Eléments de psychologie sociale, A. Colin, coll. Synthèse, 1998, p.28
Par suite, « les normes, qui sont déduites de ce contenu particulier, ne sont pas des conséquences directes des valeurs. » Ici, Scheler apparaît comme très proche de Weber et de Durkheim.
Sur le thème de la religion « il retrouve Benjamin Constant (De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, 1824-1831) pour qui les religions traduisent des idées identiques dans des symboliques variables ou Tocqueville, qui déclare dans la « Démocratie en Amérique » que l’immortalité de l’âme et la métempsycose sont des traductions symboliques de la même idée. »(12)Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.26.
Cette théorie explique que les mêmes valeurs s’expriment normalement par des symboles variables. Plus important : s’il y a indétermination des valeurs, il y a logiquement variabilité des normes.
Comme Tocqueville ou Durkheim, Scheler suggère un passage des valeurs aux normes par le truchement de théories : « théories d’inspiration religieuses dans les société traditionnelles, d’inspiration philosophique et/ou scientifique dans les sociétés modernes. »(13)Boudon, R., Travaux du Gemas n°6, p.28
Ainsi, les normes seraient inspirées par les représentations et les théories en vigueur dans telle ou telle société. Mais tout cela n’est possible, précise Scheler, que si « la notion de personne peut se former. »
Autrement dit, si la reconnaissance des droits de l’individu est une traduction dans le registre des normes de la valeur de personne : « s’il ne peut venir à aucune personne sensée l’idée de faire deux espèces des Noirs et des Indo-Européens, c’est en raison de l’installation définitive de la valeur de personne humaine. » (Scheler cite le paléontologue Quenstedt : « Si les Noirs et les Indo-Européens étaient des limaces, les zoologistes en feraient deux espèces. » Scheler, M., Le formalisme…, ib. p.299 in Boudon, R., ib. p.31).
Donc, pour Scheler, la notion de personne est une « catégorie purement morale »(14)Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.32 distincte des notions de je (psychologie), caractère (sociologie) et d’âme (théologie). Ainsi, pour Scheler, on ressent les valeurs, on ne peut les expliquer (« on ne peut expliquer pourquoi un poème, un tableau ont de la valeur »(15)Scheler, M., le formalisme…, ib. p.212 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.33.
Ce qui nous permet de voir une opposition entre affectif et rationnel, entre les affects variant selon les ressources de la personne et, par exemple, des sentiments d’attraction ou de répulsion qui eux peuvent être aisément associés à des raisons identifiées, articulées ou axiologiques. C’est-à-dire, des raisons pouvant être objectivées, analysées, défendues voire formalisées. Les raisons axiologiques devant être entendu, ici, en tant que jugements de valeur.
Par voie de conséquence, si nous nous référons au célèbre aphorisme de Pascal, « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la variabilité des valeurs ne s’explique que « si l’on suppose que l’affectivité n’est pas vierge de raisons métaconscientes »(16)Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.31, de raisons propres pouvant être mises en évidence.
Par exemple, «un enseignant corrigeant un examen n’a pas réellement conscience du jugement de valeur qui détermine le « bon temps » à passer sur la copie. Cependant, il peut « justifier » de ce « bon temps » par des raisons (entre autres) de temps disponible, de devoir envers les candidats, de nombre de copies à corriger, d’obligations morale diverses, tant personnelles que professionnelles, son existence en général, le lieu de correction. »
Pour résumer : le fait que les valeurs s’expriment de manière symbolique, le fait qu’elles donnent naissance à des normes, que ces normes soient tirées de valeurs empruntées à la société ambiante, constituent un système particulier de normes et de valeurs caractéristiques d’une société, d’une organisation.
Par extension, cela voudrait dire que la morale produit des normes susceptibles d’orienter les agirs humains.
Pour le dire autrement, « la réflexion théorique sur les valeurs a peut-être une influence sur la création d’un nouvel ethos »(17)Scheler, M., le formalisme…, ib. p.311 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.28. Ce qu’il faut entendre par ethos est « le caractère commun à un groupe d’individus d’une même société »(18)Dictionnaire Encyclopædia Universalis, Cd-Rom 98.
Dans notre propos, les ethos, constituant donc des constructions tendant à l’expression de valeurs morales. En clair, la théorie de Scheler nous intéresse particulièrement parce-qu’elle s’attache aux faits.
Ainsi, pour préciser ce que nous disions à la fin de la section précédente à propos des valeurs personnelles (leur variabilité et leur diversité) et de leur objectivation dans les interactions et interrelations, cette théorie nous permettra de repérer : – les sentiments de l’individu (du salarié) qui se traduisent par des jugements de valeur , – l’objectivation de ces jugements de valeur, c’est-à-dire leur manifestation concrète et – les développements axiologiques des valeurs communes favorisant le changement au sein des organisations.
Ceci nous amène à nous demander ce qui peut bien conduire l’individu à la construction d’un nouvel ethos. Ici, notre objectif est de chercher l’influence sur les changements d’une conciliation entre les valeurs personnelles (les jugements de valeurs) qui produisent des normes susceptibles d’orienter les agirs humains et l’objectivité des valeurs dans les interrelations qui pourraient engendrer la création d’un nouveau système de valeur. C’est ce qui va être abordé maintenant dans la section suivante.
D. Peut-on fonder un système de valeurs ?
Nous venons de saisir que les valeurs morales dépendent pour Scheler de nos émotions liées à des schémas théoriques et sont le produit d’innovations.
De même, nous avons vu que la morale intervenait pour produire des normes qui sont susceptibles d’orienter les agirs humains.
Alors, si ces émotions visent et laissent apparaître non seulement les valeurs mais aussi les agirs humains, sur quelles bases l’individu évalue-t-il le choix de ses normes ?
Par là donc, se pose le problème d’une morale qui met en relation l’individu avec un groupe social déterminé. Dans ce qui nous préoccupe ici : le salarié changeant avec l’organisation.
Les analyses de Scheler affirment que « [l’]indétermination des valeurs est non seulement observable ; elle permet aussi de comprendre qu’il existe en manière de valeurs des innovateurs, et que ceux-ci soient tenus pour occupant une place élevée dans la hiérarchie des valeurs. » Les analyses de Scheler sont ici très proches de celles de Weber : « les prophètes au sens large, comme Confucius ou Jésus, occupent une place exceptionnelle dans la hiérarchie des grands hommes, parce qu’ils ont été des créateurs de valeurs.
En même temps, il faut comprendre que les innovateurs ne sont reconnus que lorsqu’ils répondent aux « Neigungen » [(dispositions)] du public »(19)Boudon, R. Gemas n°6, ib. p.22.
Très proche de Weber, donc, ou de Durkheim, Scheler nous propose d’y répondre par la valeur sentimentale de sympathie. Sympathie qu’il faut entendre non pas comme une bonne disposition envers quelque chose, mais plutôt à la manière de ce que nous venons de développer, comme un sentiment éprouvé pour quelqu’un. C’est-à-dire en tant que perception (émotion) et acte intentionnel (agirs humains). Par là même, la sympathie permet de saisir comme telle, par exemple, une sorte de désir d’union, de coopération positive (solidarité) pour conduire au bonheur, au plaisir et au bien être.
(aparté) Dans Ethique à Nicomaque (1099 a 17-21), Aristote impose le plaisir dans les actions morales : « On n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait être jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral celui qui n’éprouve aucun plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite. S’il en est ainsi, c’est en elles-mêmes que les actions conformes à la vertu doivent être des plaisirs. » Sur ce point, Scheler exprime un autre argument : « l’homme peut tendre, non vers le plaisir, mais vers le bien ; et l’on ne peut réduire l’un à l’autre en faisant mine de croire qu’on recherche le bien en raison du plaisir qu’il y a à faire le bien »(20)Scheler, M., Le formalisme…, ib. p.257 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.8. D’autres auteurs, ainsi Pascal, Rousseau, H. Bergson, d’autres écoles telles que les Utilitaristes anglo-saxons (Bentham, J.S.Mill) réhabilitant l’affectivité, ont mis l’accent sur le rôle des sentiments, la valeur de l’intuition et la fonction de l’intérêt et du désir, voire de l’amour dans le jeu de la pensée humaine. (fin d’aparté) |
Dans un autre article ISRI, nous avions précisé que pour exister et s’identifier, l’individu avait besoin des autres, cela voudrait dire que son existence et son identification seraient régis par le principe de sympathie régnant entre personnes appartenant à divers groupes. En l’occurrence, entre les salariés de l’organisation répartis en services ou équipes (micro-groupes), par exemple.
Ce serait, donc, la sympathie qui assurerait la cohésion de ces groupes. Autrement dit, la sociabilité aurait trouvé ses fondements avec la sympathie.
Ce qui va nous intéresser de repérer alors ans les entreprises, c’est comment la sympathie va permettre une communication et signifier des conduites interpersonnelles. Nous nous intéressons à cette approche de la sympathie parce-qu’en tant que valeur, émotion, elle nous permet d’aborder le phénomène de changement comme une interrelation.
Des auteurs tels Husserl ou Simmel peuvent être évoqués à l’appui de la théorie de Scheler pour parler d’amitié et d’éthique.
L’amitié, peut être entendue comme une lien d’affection, de tendresse, de générosité pour une personne, une forme d’amour. Valeur elle-même, elle est tolérance et permet une claire acceptation entre des différences et la reconnaissance de valeurs mutuelles. En ce sens elle marque le respect et l’égalité.
Pour Aristote, l’amitié est « un sentiment de bienveillance active et réciproque, lien social par excellence. Nul bonheur n’est pensable si l’on est privé d’amis. » De ce point de vue, c’est un sentiment réciproque.
Pour Kant, l’amitié « exige que l’on se maintienne l’un à l’égard de l’autre à une distance convenable »(21)Kant, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, II, tr. V. Delbos, Delagrave, par.46, 148. Ici, l’amitié, pour être authentique, doit se fonder sur une certaine distance.
Mais ce qui définirait le mieux l’amitié pour Scheler serait certainement une forme sublime de sympathie à l’égard d’autrui. Autrement dit, un altruisme. En ce sens, les changements observables pourraient être éclairés par la question de l’amitié en tant qu’altruisme. Parce-que la personne se manifeste à l’amitié dans la diversité de ses actes.
Cette diversité autoriserait les interrelations permettant, à leur tour, son évolution donc son changement.
Cette amitié, en tant qu’altruisme, peut dès lors désigner le lieu de naissance de l’éthique.
C’est ce sens, qui éclaire la question d’autrui : autrui comme autre, altérité, non plus alter ego, différence.
Cependant, Scheler introduit une distinction essentielle entre les formes de l’éthique et l’ethos : l’éthique apparaît « lorsque un ethos régnant se décompose »(22)Scheler, M., le formalisme…, ib. p.317 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.29. Il définit l’ethos comme « le système de normes et de valeurs caractéristique d’une société. »
Alors, si autrui est celui avec lequel une personne peut construire véritablement une relation et une réciprocité dans l’amitié notamment, autrui doit être aussi celui qui impose des limites et ouvre au désintéressement. Nous traduisons : ouvre à la morale, à la construction d’une éthique.
Pourquoi a-t-on besoin de morale ? Parce-que, sans elle, rien de ce qui existe ne saurait être évalué ni affronté. Pour le dire avec André Comte-Sponville, « pour essayer de comprendre ce que nous devrions faire, ou être, ou vivre, et mesurer par là… le chemin qui nous en sépare »(23)Comte-Sponville, André, Parler de morale ?, Magazine littéraire n°361, 01-98. Vu sous cet angle, la relation à autrui dépasse le cadre strictement affectif de Scheler. Toutefois nous lui resterons fidèle parce-que, nous le rappelons, une perception biaisée des valeurs par les individus n’en affectent pas moins les valeurs(24)C’est ce que nous avons compris avec la théorie de Scheler, p.46.
Or l’éthique étant une valeur, le fait que « toute connaissance éthique s’effectue selon des lois rigoureuses de la perception affective n’affecte en rien son objectivité. »(25)Scheler, M., le formalisme…, ib. p.335 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.21
Ainsi, en élaborant son éthique de la sympathie, Scheler s’attache à montrer qu’elle serait une forme englobante. « Ce qu’il appelle « théorie de l’identification de la sympathie » permet d’expliquer les situations de fusion. […] Cette théorie de l’identification est en parfaite congruence avec le développement de l’image »(26)Scheler, Max, Nature et Formes de la sympathie, Payot, 1928, p.113 in Maffesoli, Michel, Le temps des tribus, La Table Ronde, 2000, p.136. Ce qui semble faire écho :
- à la notion de solidarité comme nous l’avons comprise ; c’est-à-dire, ici, en tant qu’elle peut être expliquée comme une situation de fusion et
- au concept d’identité en tant qu’il puisse apparaître comme une image.
Poser tout ce qui vient d’être développé dans cet article suppose une connaissance concrète des comportements de l’individu, en l’occurrence du salarié. Espérant découvrir, par là, « comment la profondeur peut se cacher à la surface des choses. »(27)Michel Maffesoli montrant, à propos de la vie quotidienne, comment la profondeur pouvait se cacher à la surface des choses. Maffesoli, Michel, Le temps des Tribus, La table ronde, 2000, p.138 C’est-à-dire, comment « l’expression » du salarié à la recherche de sa place au sein de l’organisation, d’une relation à l’autre et de reconnaissance identitaire permet une compréhension du phénomène de son changement personnel que l’on pourrait observer.
E. Pour ne pas conclure sur les valeurs
En résumé, ce que nous apprenons, c’est que le phénomène de changement échappe aux normes et au contenu même des valeurs. Elles-mêmes tributaires de toutes sortes de facteurs extra-moraux. La relation des membres d’un groupe est donc fonction des valeurs internes qu’il produit : « l’apparition d’une valeur peut être facilitée par le contexte ou la conjoncture ; sa persistance ne peut s’expliquer seulement parce-qu’elle est adaptée au contexte et à la conjoncture. »(28)Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.30
Ainsi, du changement qu’il est possible d’observer dans les organisations, nous dirons que les valeurs permettent de comprendre le glissement d’une logique de l’identité à une logique de l’identification.
Ce glissement pourrait être essentiellement individualiste, pourtant, il est beaucoup plus collectif. En fait, l’identification associe chaque personne à un groupe selon une relation. Cette relation est la conséquence d’une attraction : on s’associe suivant les contingences ou/et les désirs, les besoins. Ceci implique une multiplicité de valeurs et d’intérêts opposés les uns aux autres.
L’individu n’est, ici, jamais une unité définitive mais toujours en construction, toujours solidaire avec tous dans l’appartenance à un même groupe ou micro-groupe. Ce qui voudrait dire que l’intérêt qui lie l’individu à ce groupe ou micro-groupe, ainsi que les valeurs qui sont partagées contractuellement, deviennent progressivement ciment et vecteurs d’éthique. Celle-ci paraissant factrice de socialisation ; c’est-à-dire :
- d’intégration dans un groupe et
- de transcendance de l’individu.
Par cela, elle le transforme, le fait changer, donne du sens à ses interrelations et interactions. Bref, cette production individuelle permettrait de vivre, ce que nous nommerons, une « légende collective spécifique » (une légende dans le sens de fabuleux, mythologique), c’est-à-dire une reliance (de re-ligare plutôt que de recollectere, c’est-à-dire de rassembler).
Désormais, il n’y aurait plus rien de permis ou défendu mais l’individu a l’exigence de se produire lui-même, tenu pour responsable de tout ce qu’il est, fait ou paraît.
(aparté) On reconnaît ici l’idée du persona, du masque qui peut être changeant et qui surtout s’intègre dans une variété de scènes, de situations qui ne valent que parce qu’elles sont jouées à plusieurs. De même, la personne joue des rôles au sein d’une configuration à laquelle elle participe, elle y prend une place. D’où l’importance de l’apparence en tant que vecteur d’agrégation, de sentir en commun (fin d’aparté). |
Et cette exigence de se produire lui-même serait un défi à assumer dans la solidarité parce-que cet effet de reliance est susceptible de donner aux individus une place qui acquiert du sens.
Ce qui nous paraît désormais éclatant c’est que l’objectif unique de l’individu dans un groupe serait d’être ensemble au-delà de toute autres considérations. C’est, en tout cas, la manière de penser de Michel Maffesoli : « [nos tribus contemporaines] n’ont que faire du but à atteindre […] Elles préfèrent « entrer dans » le plaisir d’être ensemble. »(29)Maffesoli, M., Le temps…, op. cit., p.VII
Mais il est frappant de constater au sein des entreprises, que cette forme de collectivisation, cette socialisation, semble bien plus confuse, hétérogène, mouvante, que rationnelle, mécanique et finalisée.
Par association d’idées, serait-ce à dire que les stratégies qu’appelle l’action humaine sont des stratégies de reliance ?
Ce qui nous conduit à nous demander si comprendre le phénomène de changement ne pourrait pas être tenté de comprendre comment ce « entrer dans » est « négocié » par le salarié parce-que cette construction individuelle de lien social, cette socialisation, nous signifie l’influence de l’individu sur lui-même par des manières de faire propres.
Chronique publiée le 12/06/12 sur lesEchos.fr
Pour en savoir +
Notes de l`article [ + ]
1. | ↑ | Tchernia, Jean-François, Research International in Futuribles, analyse et prospective juillet-août 1995, p.9. Et aussi, Valade, Bernard, Dictionnaire de la sociologie, Larousse Thématique, 1996, p.235 |
2. | ↑ | Stoetzel, Jean, Théorie des opinions, Puf, 1943 in Futuribles, ib. p.13 |
3. | ↑ | « [La personne est] la substance unitaire de tous les actes qu’un être effectue. » Scheler, Max, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, 1913-1916, tr. Maurice de Gandillac, Gallimard, 1955, p.IV |
4. | ↑ | Scheler in Encyclopædia Universalis, Cd-Rom 98 à Philosophie de la personne (Jerphagnon, Lucien). » |
5. | ↑ | Boudon, Raymond, La théorie des valeurs de Scheler vue depuis la théorie des valeurs de la sociologie classique, Travaux du Gemas n°6, 1999 |
6. | ↑ | Scheler, M., Le formalisme…, op. cit., p.284 in Boudon, R., La théorie…, op. cit., p.21 |
7. | ↑ | Palante, Georges, L’individualisme aristocratique, les Belles Lettres, 1995 in Magnone, Fabrice, Le Monde Libertaire n°1028, 1-7 fév. 1996 |
8. | ↑ | s’inspirant de Nietzsche : Die Genealogie der Moral, 1887 Scheler, Max, Ressentiment im Aufbau der Moralen, p.3-5, in Boudon, R., La théorie…, op. cit., p.24 |
9. | ↑ | Scheler, M., Le formalisme…, ib. p.326 in Boudon, R., Travaux du Gemas n°6, ib. p.25 |
10. | ↑ | faisant écho à Durkheim : Scheler, Max, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, 1913-1916, tr. M. de Gandillac, Gallimard, 1955, p.IV, p.308 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.26 |
11. | ↑ | Cazals-Ferré, Marie-Pierre et Rossi, Patricia, Eléments de psychologie sociale, A. Colin, coll. Synthèse, 1998, p.28 |
12. | ↑ | Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.26 |
13. | ↑ | Boudon, R., Travaux du Gemas n°6, p.28 |
14. | ↑ | Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.32 |
15. | ↑ | Scheler, M., le formalisme…, ib. p.212 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.33 |
16. | ↑ | Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.31 |
17. | ↑ | Scheler, M., le formalisme…, ib. p.311 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.28 |
18. | ↑ | Dictionnaire Encyclopædia Universalis, Cd-Rom 98 |
19. | ↑ | Boudon, R. Gemas n°6, ib. p.22 |
20. | ↑ | Scheler, M., Le formalisme…, ib. p.257 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.8 |
21. | ↑ | Kant, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, II, tr. V. Delbos, Delagrave, par.46, 148 |
22. | ↑ | Scheler, M., le formalisme…, ib. p.317 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.29 |
23. | ↑ | Comte-Sponville, André, Parler de morale ?, Magazine littéraire n°361, 01-98 |
24. | ↑ | C’est ce que nous avons compris avec la théorie de Scheler, p.46 |
25. | ↑ | Scheler, M., le formalisme…, ib. p.335 in Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.21 |
26. | ↑ | Scheler, Max, Nature et Formes de la sympathie, Payot, 1928, p.113 in Maffesoli, Michel, Le temps des tribus, La Table Ronde, 2000, p.136 |
27. | ↑ | Michel Maffesoli montrant, à propos de la vie quotidienne, comment la profondeur pouvait se cacher à la surface des choses. Maffesoli, Michel, Le temps des Tribus, La table ronde, 2000, p.138 |
28. | ↑ | Boudon, R., Gemas n°6, ib. p.30 |
29. | ↑ | Maffesoli, M., Le temps…, op. cit., p.VII |