Le changement : deuxième partie
Comprendre le changement personnel
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L’USAGE DE MANIÈRES DE FAIRE :
LA QUINTESSENCE DU CHANGEMENT
Ce dernier chapitre clos la deuxième partie sur le changement personnel. Ainsi, nous avons déblayé jusqu’à présent les principaux concepts directement liés au salarié en tant qu’individu pour mettre en exergue ses tactiques et stratégies d’adhésion ou de résistance pour conclure que le salarié était un inventeur de manières de faire. C’est cet « art de faire » du salarié dans le changement organisationnel que nous allons voir dans ce cinquième chapitre ; précisément quels jeux, tactiques et stratégies, tours, détours et contours il adopte pour assouvir ses besoins et ses aspirations. A partir de là, nous serons fins prêts pour élaborer un guide pratico-pratique, immédiatement applicable par le responsable du changement pour bien conduire et réussir le changement. Ce sera l’objet de la troisième et dernière partie de ce dossier. |
DEUXIÈME PARTIE : CHAPITRE 5 sur 5
L’USAGE DE MANIÈRES DE FAIRE : LA QUINTESSENCE DU CHANGEMENT
L’usage de manières de faire : la quintessence du changement
Si la présentation de soi suggère des manières de faire consistant en des manières de se présenter alors user de présentations de soi doit pouvoir révéler l’existence d’une logique de penser propre au salarié constitutive de ses intentions.
Ainsi, l’usage renvoie à l’utilisation des configurations (à travers diverses manières de faire, de penser, d’être, …) ; autrement dit, des manières de se présenter, se représenter et autres comportements et attitudes (afficher une apparence, investir physiquement les lieux, mettre en scène une identité positive, constituer un réseau de solidarité, …) C’est à partir des représentations du salarié-usager que nous pouvons repérer cet usage.
Pour le dire autrement, l’interprétation des représentations des configurations et les rôles endossés pour interagir doivent être complétés par l’interprétation de ce que le salarié « fabrique », « bricole », « braconne » pendant ces interactions.
En clair, après avoir montré l’existence de présentations de soi spécifiques aux circonstances du quotidien de l’organisation, il va s’agir d’aborder maintenant en quoi l’individu-salarié peut en « détourner » la logique pour son propre compte. Trouver le sens intentionnel de ces manières de faire nous conduit à mettre son changement au cœur de ces mécanismes.
Certeau dans « l’invention du quotidien » pose l’existence de deux mondes, celui de la PRODUCTION et celui de la CONSOMMATION ou des usages perçues comme des pratiques inventives et créatives, qui participent de l’invention du quotidien(1)Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit., p.XXXVIII et suiv..
Il conçoit la consommation comme une « fabrication », une « poïétique » rusée, dispersée, silencieuse, quasi invisible qui s’oppose ou négocie avec le monde de la production dominante. Il cherche « à se placer dans la perspective de l’énonciation [qui] met en jeu une appropriation [,] instaure un présent relatif à un moment et à un lieu [et] pose un contrat avec l’autre (l’interlocuteur) dans un réseau de places et de relations. »(2)Certeau, ib., p.38-39.
A partir de nos missions dans les entreprises, nous avons découvert les modalités de ces quatre caractéristiques de l’usage (se placer, s’approprier, s’inscrire dans des relations et se situer dans le temps) ; ce qui va nous permettre de comprendre le changement à partir des opérations bricoleuses (usages) qui se construisent et se soustraient aux règles imposées et à l’influence des configurations.1) « Se faire une place »
1) L’espace : un lieu pratiqué
« L’espace est un lieu pratiqué »(3)Certeau, M. (de), l’invention…, op. cit., p.173. souligne Michel de Certeau, en associant la stabilité au lieu et la mobilité à l’espace.
Dans la configuration, le salarié exprime sa personnalité professionnelles et personnelle, il élabore sa vision du changement organisationnel, puis l’élargit au travers de prises de responsabilités en agissant (participation, investissement, rebellion, résistance…), par exemple ou en agissant pas ; ce dernier point étant, tout de même, une action.
Son expérience du lieu s’affine avec ses mois de participation pour finir par coller à la réalité du projet, à l’espace. Pour lui, cette expérience constitue des repères indispensables à l’aménagement de ses participations (ou résistances) et par là de ses manières de faire (se présenter, d’être, …), à fortiori pour celui qui est en ruptures avec le changement organisationnel et, à fortiori, s’il manquait déjà de repères par ailleurs, socialement ou filialement, par exemple.
Ce qui suggère l’appropriation de l’espace dans lequel il va (ré)inventer ses participations comme un remède à ses ruptures. Le rôle de l’imaginaire (une idéalisation, par exemple découlant de ses propres représentations est ici important.
2) S’approprier l’espace : une manière de faire individuelle
Ces attitudes d’appropriation de l’espace sont constitutives d’un espace personnel élargi au sein de l’organisation. Ainsi, il peut exprimer sa personnalité, s’approprier l’espace configurationnel de l’entreprise.
La question de l’usage de l’espace revient à saisir ce que celui-ci représente pour le salarié. Notre réflexion précédente avance l’hypothèse que les salariés s’engagent avec la perspective de réussir (leurs besoins-aspirations personnels mais aussi le changement organisationnel) rendant alors acceptables les efforts produits (l’usage de présentations de soi et autres manières de faire) et le risque de ne pas réussir.
Dans cette perspective nous déterminons une réciprocité : il n’y a pas de manières de faire sans l’existence de cet espace récipiendaire qui fonctionne comme polarisation et cadre préparateur aux changements.
A partir de là, la question à laquelle il nous est donné de répondre est : comment l’appropriation de cet espace(4)Plus précisément de ce lieu en tant que non-lieu qu’est finalement la configuration. par un espace personnel élargi peut-il être l’enjeu de ce qui est rendu visible (la manière de faire, de se présenter, etc.) ainsi que le souligne Certeau dans « L’invention du quotidien« (5)« L’écart entre les usages inventés et ceux constatés en posant l’existence de deux mondes, celui de la production, et de l’autre celui de la consommation ou des usages, perçus comme des pratiques inventives et créatives ». Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit. ?
3) S’inscrire dans des relations : stratégies et tactiques
En fait, l’appropriation de cet espace autorise le salarié à jouer des configurations selon des possibles de profits. Précisément, il transforme non seulement ses relations par rapport à ce qu’il a vécu, mais également ses présentations de soi ; il se place autrement face au projet de changement organisationnel pour devenir auteur, inventeur, créateur.
L’appropriation de l’espace se situe donc dans une sorte de mise en usage de cet espace pour espérer réaliser ses besoins-aspirations. Les usages constitués à l’intérieur des interactions prennent place et produisent des manières de faire que le salarié mobilise (présentation de soi, par exemple) lorsqu’il est en contact avec une configuration.
En clair, la configuration de l’organisation(6)(ou du changement organisationnel, ou de toute autre groupe comme le service, l’équipe, etc.) offre un cadre interrelationnel ; son usage permet son existence en tant que cadre favorisant les changements ; et les manières de faire l’optimisent par les changements mêmes. Pour ce faire, le salarié investit dans la configuration selon deux types d’opérations : les stratégies et les tactiques.
Avant d’aller plus loin, le lecteur aura tout avantage de lire ou relire l’article ISRI précédemment paru sur les manières de faire du salarié :
Le salarié dans son entreprise, un inventeur de manières de faire |
Les stratégies
Lorsque le salarié s’approprie (s’empare, use) l’espace par une présentation de soi (par exemple : participations, engagements, comportements…) il calcule les rapports de forces en jeux pour s’en servir de base à une gestion de celle-ci dans ses relations. Il joue, il ruse, il détourne la configuration et par là, les jeux, les ruses, les détournements des autres selon, par exemple, un style propre.
Dans cette logique du jeu de la ruse, du détournement, s’installe un rapport de dépendance entre ce calcul et cette gestion en même temps qu’elle dégage une marge de liberté ; en l’occurrence, le choix du style à employer.
Il va user ainsi de manières spécifiques de se présenter, appropriées à la circonstance, tirées de ses intentions et qui révèlent un lieu circonscrit comme un propre (Certeau).
Ce lieu propre est le lieu de ses intentions. Quand un salarié choisit une stratégie, ses jeux lui sont directement associés par un ensemble de résultats qui restent possibles compte tenu de toutes les stratégies dont disposent les autres salariés. Ainsi, il déploiera tous ses efforts pour réaliser ses motivations, ses besoins-aspirations, lui permettant de se distancer de ses ruptures, voire les cicatriser.
Son intention (que nous traduirons, ici, comme un but à réaliser) sera, dès lors, de veiller à réduire les éventuelles tensions au sein de son groupe ou, au contraire, les amplifier selon la finalité recherchée. Il donne un sens à ses intentions.
Cet usage de manières de faire, ses stratégies, autorise un degré de sécurité relatif à chacune d’entre-elles. Il s’intéressera alors à celles qui lui assurent le résultat le meilleur. Il s’assure ainsi et autant qu’il le peut contre le pire pour lui ; c’est-à-dire contre une contradiction des autres au sein de son groupe ou, plus largement, de l’organisation toute entière.
Pour y parvenir, il définit préalablement (consciemment ou pas) un point d’équilibre entre les meilleures réponses à la configuration. En résumé, le salarié s’approprie, se réapproprie, s’adapte, ruse, joue, détourne constamment. Bref, il change continuellement à l’endroit ou à l’encontre du changement organisationnel.
Les tactiques
Lorsque le salarié exploite (s’empare, use) de la configuration dans une situation relationnelle immédiate, ou lorsqu’il n’a pas le choix, il va chercher soit à tirer profit des forces existantes en leur temps opportun, soit les laisser jouer à son profit par des manières de se présenter, immédiates et circonstancielles. Il saisit ainsi l’occasion selon un art de faire des coups, une tactique qui signifie l’absence de propre (Certeau).
Les tactiques du salarié tentent ainsi de répondre aux besoins et aux préoccupations personnelles de l’heure mais restent relatives aux possibilités offertes par les circonstances et n’obéit pas à la loi du lieu, de la configuration, de la contingence. Elle est manipulation (forme d’usage) de l’espace dans l’immédiateté.
Autrement dit, le salarié fait preuve de créativité et d’invention en produisant des coups instantanés dans ses présentations de soi pour déjouer le jeu des autres. C’est ici que s’éveille son potentiel !
Certeau précise comment, devant les multiples détails de la vie quotidienne, les tactiques, engendrent une activité débordante : « il y a mille façons de jouer et de déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace constitué par d’autres et qui caractérisent l’activité tenace, subtile, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. »
Un exemple de stratégie incluant des tactiques
Ainsi que nous venons de le souligner, le salarié trouve des façons de faire, des moyens de déjouer ou de composer avec la configuration pour arriver à ses fins.
Ce qui transparaît de nos missions sur le terrain c’est la capacité du salarié à personnaliser les usages de ses fonctions à des fins qui lui semblent le plus profitable, indépendamment du dessein initial de l’objet, c’est-à-dire indépendamment du but pour lequel il est à son poste.
En fait, il s’agit ici de choix, de sélections (de détournement stratégique) dans la gamme des possibilités offertes par l’organisation, pour tenter de répondre aux besoins et aspirations personnelles.
Ainsi, le salarié s’approprie un espace qui lui permet, en tant qu’usager, de jouer sur l’objet de sa fonction et, plus largement, de l’organisation ou de son groupe (équipe, bureau, service, agence…), tout en se passant des codes imposés par ces derniers (le corps de métier, par exemple), ou en tenant compte uniquement de ceux d’entre eux qui lui sont utiles dans la réalisation de ses propres objectifs. Ce que nous résumons par le tableau suivant :
Usage de la configuration par les salariés |
Configuration (objet / mission) |
Configuration (étiquette) |
Salarié (besoins-aspirations équivalents à ceux de la configuration) |
Salarié actif | utilisation par les salariés en tant que fin en soi |
Salarié (besoins-aspirations différents de ceux de la configuration) |
Salarié actif si intérêt sinon inactif |
Utilisation par les salariés en tant qu’outil |
Ainsi, les salariés détournent parfois les outils, les utilisent à leur manière, avec leur logique, une logique de la ruse. Cette logique, « qui composent, à la limite, le réseau d’une antidiscipline », subvertie, du dedans pour en faire autre chose. « Alors, seulement on peut apprécier l’écart ou la similitude entre la production de l’image et la production secondaire qui se cache dans les procès de son utilisation. »(7)Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit., p.XXXVIII. Leur mode d’emploi, se manifestant avec suffisamment de récurrence, correspond à des intentions, des préméditations.
En somme, face aux modes d’emplois prescrits par l’organisation, les salariés tendent à proposer des détournements de l’outil, des déviances de l’objet et des variantes de la mission, pour changer. Le sens donné à cet usage de l’organisation fait référence aux représentations et aux valeurs qui s’investissent dans l’usage de manières de faire.
4) Se situer dans le temps
En fait, nous venons d’interpréter les usages en fonction des moments d’investigations que les salariés privilégient (appropriation par des stratégies, formation des usages et inventivité par des tactiques).
Pour résumer, les stratégies des salariés (déterminant un propre) sont une « victoire du lieu sur le temps »(8)Certeau, M. (de), L’invention…, ib., p.XLVII.. En effet, elles servent de base à une gestion de leurs relations ; c’est-à-dire, sont un véritable terreau de capitalisation des avantages permettant leur réutilisation.
Alors que la tactique dépend du temps parce qu’elle est immédiateté. Ce qu’elle gagne, elle ne le garde pas. Le salarié use de l’occasion.
La fréquence d’usage de tactiques et stratégies dans le temps nous permet de circonscrire les données sur les changements. Nous avons relevé sur le terrain qu’elles pouvaient être déstabilisées puis recomposées sous d’autres formes conduisant à une plus grande planification du temps. Ainsi, nous pouvons rendre-compte de la façon dont les salariés usent des configurations dans des temporalités spécifiques aux manières de faire.
Tours et détours : contours du changement
Résumons-nous. La configuration en tant qu’offreuse de règles (c’est-à-dire une sorte de conditionnement, même si elle peut être mutuellement construite entre les salaréis au sein d’un groupe) conditionne le salarié selon une marge de liberté qui lui reste propre : ses intentions.
Les interactions entre l’offre et son utilisation (tactiques et stratégies) renvoient aux représentations (par exemples, sa dimension symbolique, les différentes images développées) du salarié.
La figure de celui-ci, rusé, subtil, bricoleur, capable de créer ses propres usages, apparaît comme celle d’un individu actif de son changement. Ses manières de se présenter (comportements, attitudes, …) répondent aux propositions de la configuration dans l’intention de se l’approprier et par là se donner quelques chances de réaliser ses besoins-aspirations.
Toutefois, la marge de manœuvre de ses manières de faire est limitée à la zone définie par toutes les manières de faire des autres salariés, réduisant sa marge de liberté et de pouvoir dont il est détenteur à un moment.
Autrement dit, l’appropriation de l’espace de la configuration permet de la comprendre comme un processus de création de sens, dans et par l’usage, dans toute sa dimension sociale. L’usage a ainsi une épaisseur socioprofessionnelle.
Dans cette perspective, l’usage fait partie intégrante des manières de se présenter et autres manières de faire, il vient s’y intégrer en même temps qu’il les transforme et transforme, simultanément, l’état du salarié ; c’est-à-dire, caractérise son changement.
Prenons un exemple. Nous avons parlé, plus haut, de style vu en tant que manière de se présenter ; l’interpréter, c’est interpréter un salarié qui a trouvé sa manière de dire(9)Ce qui nous amène, à énoncer une définition du style, celle de Greimas : « Le style spécifie « une structure linguistique qui manifeste sur le plan symbolique (…) la manière d’être au monde fondamentale d’un homme » » (Greimas, Aljirdas-Julien, Linguistique statistique et linguistique structurale in Le Français moderne, 1962, p.245). par une expressivité propre (manière de faire). C’est un art de faire, un savoir-faire pour comprendre, se distancer, faire le point, exister, se reconnaître, acquérir une identité, échanger, travailler sur soi, donner à être écouté, élaborer une pensée, évoluer, se dégager, se transformer voire se transcender, se sublimer et par là-même changer.
En effet, lorsque cette expressivité est authentique et tombe juste, son expression par une présentation de soi spécifique devient prégnante et porteuse pour le salarié ; il change en ce sens qu’il œuvre pour réaliser ses besoins-aspirations. Certeau parlait déjà d’une esthétique du savoir par un savoir-faire(10)« Le « retour » de ces pratiques dans la narration […] se rattache à un phénomène plus large, et historiquement moins déterminé, qu’on pourrait désigner comme une esthétisation du savoir impliqué par le savoir-faire », Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit., p.110..
Ainsi, le style représente l’espace de ce que le salarié éprouve par rapport à ce qui est ou qui doit être à un moment donné. Les bénéfices sont donc tant au plan du savoir personnel que de la personne même. Il n’est plus tout à fait le même qu’avant, il évolue, il change en jouant de la configuration.
Ce qu’il est intéressant de voir finalement c’est que le salarié développe une créativité immédiate ou réfléchie (tactique ou stratégie) pour s’adapter aux situations et arriver à ses fins, répondre à ses attentes. Ce sont des temps d’ouverture à une socialisation (avec l’autre), porteuse d’autodidaxie (expérience-connaissance).
La façon d’utiliser la configuration est au fond tributaire de la façon d’user de manières de faire en tant que processus de socialisation propre à chaque salarié ; elles-même tributaire des différentes histoires et des règles propres des configurations à la fois modelées et modelantes. Si l’on considère qu’il peut trouver là une distance avec ses ruptures alors il change profondément, intérieurement, intrinsèquement.
Par cette autodidaxie, il acquiert de nouvelles manières de penser et d’agir selon un espace-temps de transition plus ou moins long : son espace personnel élargi. Elle constitue donc un mode d’apprentissage qu’il anime comme une ressource en quelque sorte dès qu’il est, par exemple, contraint d’inventer des solutions inédites à un problème particulier. Son changement nous est par là rendu intelligible.
La part de l’autre
Nous sommes arrivé au point de pouvoir rassembler un certain nombre d’éléments et sceller notre dossier pour souligner avec force un autre sens : la part de l’autre dans le changement.
Ce que nous avons interprété là est de l’ordre d’une mutation de fond individuelle, d’une singularité même si elle n’échappe pas à une certaine régularité ou peut être comprise par une loi. Sachant que l’expérience se soutient de généralités, de lois, qu’elle dépasse l’un pour toucher l’ensemble.
Dans nos exemples, il peut y avoir une sorte de ressemblance mais pas d’identité ; l’expérience (et son énonciation, usage de l’expérience, manière de faire) reste une singularité. C’est à partir d’elle que le salarié invente !
Bref, les manières de faire montrent un rapport intersubjectif en actes mais une singularité de l’expérience ; une similitude avec le changement organisationnel mais une multiplicité de coups joués singuliers. Une singularité qu’il nous faut donc entendre comme une construction par la pluralité. Ce qui témoigne de l’inscription du salarié dans un contexte socioprofessionnel configurationnel indispensable à la préparation de son changement.
Pour le salarié user de manières de faire revient donc à s’engager de manière singulière dans une pluralité de manières de faire. En effet, lors de nos missions, dans les énoncés, comme dans leurs énonciations, cela se marque par un « je » qui s’assume comme auteur propre et singulier.
Entre l’énoncé et l’énonciation, un lien. Ce lien est l’usage de manières de faire qui désigne la place que va occuper le salarié et où le singulier touche au général.
Cette place, outre le fait qu’elle soit au centre de sa construction, a la particularité de rencontrer un autre (un autre je) qui peut s’y reconnaître. Dans ce cas, le salarié a comme but de faire partager son expérience, c’est-à-dire de l’agir et de l’éprouvé. Il appelle ainsi « l’autre » pour le partager, l’évaluer (il joue un coup) et par là lui permet d’évoluer, de changer intérieurement. L’attitude de l’autre touche alors à des réactions d’empathie, de sympathie, d’antipathie (le coup précédent appelle un contre-coup) qui sont des modes de connaissances de la relation avec les autres.
Dans ses manières de se présenter, de se représenter la configuration amène à des manières de penser, d’agir. Ainsi, le salarié s’interroge, rend visible ses doutes et arrive immanquablement aux problèmes d’éthique. Il n’y a d’éthique que parce qu’il y a de l’autre. Chacun est à la recherche des gestes justes (tout du moins, qu’il croit justes), qui donnent de la dignité à ses actions, conduit finalement à la construction d’un ethos (Scheler).
Participer à cette construction le transforme parce-qu’elle est l’amorce d’une responsabilité qui reconstruit, à son tour, quelque chose de lui-même et de ses choix. L’usage de manières de faire épouse donc les situations communes par une singularité en même temps qu’il épouse la singularité des situations dans le commun.
Mais pour s’autoriser à changer de la sorte, un risque est à prendre car ce qui surgit dans l’interaction entre lui et les autres est sa subjectivité qu’il ne peut exclure. En ce sens, user de manières de faire correspond à un mode de restitution de ses sentiments : passions, amour, haine, rejet, masochisme. L’autre n’est plus alors seulement l’objet d’un regard extérieur, il est un confident.
Ainsi, l’usage de manières de faire prend la place des manières de faire même et marque ce que le salarié cherche à présenter. En effet, il se comporte, par exemple, de manière à gagner la sympathie des autres ! Son comportement moral tient compte du jugement de l’autre pour obtenir une appartenance, tout du moins, un allié dans le regard de l’autre.
Son identité est en train de revivre à nouveau (ou bien une nouvelle est en train de naître) par sa volonté personnelle (il change). Nous irons jusqu’à dire : au-delà des participations ou des fonctions mêmes, cette volonté est réaménagée pour que ses situations (les étiquettes allouées par sa fonction, son métier, l’organisation…) ne soient pas une charge pour lui. En fait, il se prépare à un changement continuellement et incessamment renouvelé dans une configuration qui structure ses manières de faire.
En effet, celle-ci est l’organisatrice des actions produites par les manières de faire. Elle vise à produire du contact, à former de nouveau micro-groupes, souvent informels, tels que « le clan des POUR » ou celui des opposants.
Ainsi, les projets sont moins des idées à développer que des idées à créer du lien social où les manières de faire témoignent d’un désir de réduire des ruptures ressenties, notamment avec « l’avant changement », de réaliser des besoins-aspirations. Leur usage élabore de nouvelles formes d’échanges socioprofessionnels.
Conclusion : L’art et la manière
En somme, l’usage de manière de faire est une tension entre des aspirations et les craintes que celles-ci suscitent en même temps que cette tension est indispensable au changement individuel dans un cadre configurationnel de changement organisationnel.
Finalement, dans ce deuxième chapitre sur 2, nous venons de caractériser les séquences et les procédures qui marquent un changement d’état pour le salarié au travers de l’usage de manières de faire qu’il fabrique.
De la sorte, il s’approprie une place dans les configurations (un propre dans lequel il joue en stratège et tacticien) à partir de laquelle il va pouvoir dire les choses ; c’est-à-dire user de manières de se présenter (de dire, d’être, …).
Cette place a donc un sens, du sens. Un sens parce-qu’elle constitue l’espace personnel nécessaire à sa participation ; du sens parce-qu’elle est l’espace (au sens certausien du terme, c’est-à-dire un lieu pratiqué) à partir duquel il va jouer, ruser, fabriquer, détourner, bricoler, investir sa présentation de soi, ses manières de faire, d’être, d’agir, de penser.
Le salarié changeant est, en conclusion, la figure exemplaire qu’impose l’invention d’équivalences de codes, la réorganisation des systèmes. Il montre qu’il est possible de se déplacer entre le passé et le présent pour l’espérance d’un avenir, d’un devenir, qu’il peut inventer d’autres images de référence, dont l’ensemble finit par donner forme à une nouvelle représentation de soi et en jouer, en user pour répondre à ses attentes et par là se préparer à changer, puis changer et finalement changer continuellement.
De cette créativité naissent ses engagements, il change en même temps qu’il s’affirme comme un individu par rapport aux autres.
En fait, le salarié est un joueur ; sa salle de jeu est un théâtre où la dépendance des relations donne une idée de similitude et de réciprocité mais aussi de complémentarité entre sa singularité, son je et la pluralité des autres je.
Cela l’amène à user de tactiques et de stratégies dans lesquelles il fait preuve de créativité pour chercher le meilleur résultat, en même temps qu’il définit un point d’équilibre dans ses relations. Son acte (l’usage) est singulier, son action (la manière de faire) est la preuve visible de ses changements en cours.
Ainsi, le salarié est un individu pluriel changeant qui ne peut pas être pensé comme Robinson Crusœ mais dans une pluralité d’individus changeants, une configuration.
Ainsi, les relations interpersonnelles et les interactions révèlent la fabrication de l’espace, sorte d’entre-deux, bâtie autour de l’usage de manières de se présenter et qui portent les traces de la configuration dans laquelle les participations prennent place pour répondre aux attentes (du changement organisationnel, par exemple) et par là permettre le changement du salarié.
Cet usage participe à la construction et au renforcement d’une ambiance, qui fut si souvent énoncée par les salariés interviewés lors de nos missions, et par extension, au renforcement d’une identité groupale.
En résumé, comprendre les raisons du processus de changement personnel du salarié DANS le changement organisationnel c’est rendre compte des dynamiques relationnelles qui caractérisent les rapports. Ainsi, nous avons pu rendre visibles quelques matériaux participants du phénomène observé. Ainsi, nous avons pu décoder les schèmes opératoires réalisés par les salariés. En clair, nous avons repéré cinq mécanismes fondamentaux des manières de faire et de leurs usages :
- une recherche de satisfaction des besoins-aspirations pour transformer les ruptures en mieux-être,
- une mobilisation des représentations pour les utiliser dans les différents contextes où ils risquent d’en avoir besoin,
- des présentations de soi adaptées pour s’intégrer dans une configuration,
- des stratégies singulières pour interagir,
- des tactiques individuelles pour acquérir ou conserver sa place.
Lorsqu’une configuration favorise ces manières de faire, les salariés usent de tactiques et de stratégies et se trouvent motivés par leur relations. Ils deviennent acteurs de leur changement et participent !
Car, le potentiel humain est la seule richesse permettant d’optimiser le changement organisationnel, sinon c’est l’éviction par la concurrence !
Dans la troisième partie de ce dossier, nous tiendrons compte de ce que nous venons d’exposer afin d’en extraire un guide opérationnel permettant de conduire et réussir le changement.
Pour en savoir +
Notes de l`article [ + ]
1. | ↑ | Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit., p.XXXVIII et suiv. |
2. | ↑ | Certeau, ib., p.38-39. |
3. | ↑ | Certeau, M. (de), l’invention…, op. cit., p.173. |
4. | ↑ | Plus précisément de ce lieu en tant que non-lieu qu’est finalement la configuration. |
5. | ↑ | « L’écart entre les usages inventés et ceux constatés en posant l’existence de deux mondes, celui de la production, et de l’autre celui de la consommation ou des usages, perçus comme des pratiques inventives et créatives ». Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit. |
6. | ↑ | (ou du changement organisationnel, ou de toute autre groupe comme le service, l’équipe, etc.) |
7. | ↑ | Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit., p.XXXVIII. |
8. | ↑ | Certeau, M. (de), L’invention…, ib., p.XLVII. |
9. | ↑ | Ce qui nous amène, à énoncer une définition du style, celle de Greimas : « Le style spécifie « une structure linguistique qui manifeste sur le plan symbolique (…) la manière d’être au monde fondamentale d’un homme » » (Greimas, Aljirdas-Julien, Linguistique statistique et linguistique structurale in Le Français moderne, 1962, p.245). |
10. | ↑ | « Le « retour » de ces pratiques dans la narration […] se rattache à un phénomène plus large, et historiquement moins déterminé, qu’on pourrait désigner comme une esthétisation du savoir impliqué par le savoir-faire », Certeau, M. (de), L’invention…, op. cit., p.110. |