Le changement : deuxième partie
Comprendre le changement personnel
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PRÉSENTATION DE SOI : LES JEUX, LES ENJEUX
Nous venons d’interpréter le phénomène de changement à partir des besoins-aspirations du salarié (ou d’un groupe : bureau, équipe…). Nous avons conclu que ces besoins-aspirations étaient un entremêlement d’intérêts à satisfaire et de représentations. Précisant que cet entremêlement peut donner naissance, à son tour, à de nouveaux besoins-aspirations selon une circularité de satisfaction provoquant une ré-interprétation des systèmes de valeurs. Cette ré-interprétation permettant, ainsi, de solutionner les éventuelles discordances dans les interactions et interrelations. |
DEUXIÈME PARTIE : CHAPITRE 4 sur 5
PRÉSENTATION DE SOI : LES JEUX, LES ENJEUX
Considérant que la satisfaction des besoins pouvait être appréhendée dans les dynamiques relationnelles. Autrement dit, maintenant que nous avons interprété ce qui semble se jouer dans la participation des salariés, c’est-à-dire satisfaire des besoins-aspirations, il nous faut traiter de la manière dont ils s’y prennent pour y parvenir, leurs manières de faire.
En fait, les comportements des salariés apparaissent proches des notions de stratégies et de tactiques. Comme nous l’avons déjà écrit dans un article, les stratégies, des manières d’agir pour atteindre un objectif et les tactiques, des habiletés inventées au coup par coup (Certeau).
Nous allons donc expliciter comment les interactions et interrelations rendent visibles les tactiques et stratégies qui les ont rendus possibles.
Dès lors, se pose la question des jeux de relations, de ce qui fait leur trame, c’est-à-dire, quelles manières de se représenter, communiquer, s’identifier. Pour le dire autrement, nous allons pointer, ci-après, les stratégies et les tactiques exercées par le salarié dans son rapport aux autres, dans sa (re)présentation à l’autre. Nous ne tiendrons pas compte des aspects hiérarchiques car indépendamment des postures de réserves, de pouvoirs et autres, les articulations psychologiques des tactiques et stratégies restent les mêmes.
Nous allons considérer au préalable la nature des manières de faire. C’est-à-dire, « plus qu’il n’y est représenté, l’homme ordinaire donne en représentation »(1)Certeau, M. (de), L’invention, op. cit., p.14.. Ce qui va nous permettre de montrer en quoi il y a logique d’action chez le salarié.
Les travaux de Norbert Elias (photo ci-contre) faciliteront notre compréhension « de la manière dont les individus pensent leur rapport au monde »(2) Elias, N., La société…, op. cit., p.19..
Elias a été conduit à considérer la société en tant qu’elle est interdépendance des individus. Pour lui, « l’objet propre de la sociologie […] ce sont des individus interdépendants. »(3)Corcuff, Philippe, Les nouvelles sociologies, Nathan, coll. 128, 1995, Les formes spécifiques de ces interdépendances formant une configuration, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre de cette deuxième partie.
Il a été amené à partir du concept de configuration, a étudié « comment […] la représentation de l’identité des personnes, dans la relation entre la référence au nous et au je, est variable. »
Ce qui nous oblige à préciser la part d’influence des interrelations et des interactions dans le phénomène de changement individuel du salarié. En nous référant à Elias, une entreprise peut être pensée au travers de ses salariés (une association au travers de ses adhérents…) et les salariés peuvent être pensés par leurs interactions et leurs relations les uns avec les autres.
Nous allons traduire pour rendre intelligibles les manières de faire du salarié. Pour nous y aider nous nous réfèrerons aux travaux d’Erving Goffman (photo ci-contre) parce-qu’il assimile le monde à la scène d’un théâtre où les relations sociales tiennent des représentations et les individus, dans leurs interactions de face-à-face, des rôles d’acteurs soumis à des règles indispensables : la manière de se représenter, l’idéalisation de sa place, l’image de soi et l’identification à un groupe social.
Nous allons donc interpréter maintenant ces deux notions de configuration (interdépendance) selon Elias et de présentation de soi selon Goffman à partir des dynamiques relationnelles couramment repérées dans les organisations lors de nos prestations.
1) La configuration, un réseau de relations réciproques
Nous avons souvent noté sur le terrain, dans les entretiens avec les salariés, une détermination qu’ils avaient à se produire, à jouer un rôle dans les relations interpersonnelles et l’impression qu’ils veulent donner aux autres ou qu’ils perçoivent des autres. Cette détermination prenant forme à partir de « l’attraction vers des objets perçus, représentés ou imaginés »(4)Chombart de Lauwe, P.-H., La culture et le pouvoir, L’Harmattan, 1983, p. 272. pour fournir des buts au salarié : les besoins-aspirations à satisfaire. Il peut s’agir, par exemple, une identification par un langage commun, de signes particuliers, développés au sein d’un corps de métier, d’une équipe ou, plus simplement, pour communiquer(5)Par exemple les smiley ; -) ou les abrégés (A+)..
Ce type d’identification abstraite fonctionne ainsi à partir d’images mentales, de concepts comme le bonheur ou le fait d’être bien dans sa peau.
Tout en étant l’expression d’aptitudes et d’intérêts personnels ou collectifs cette détermination est également la résultante de ce qu’Elias appelle les interdépendances entre individus.
Le concept de configuration permet d’envisager à la fois l’interdépendance croissante des relations sociales au sein d’une organisation et l’exigence faite à chacun de s’affirmer singulièrement, comme un individu. En effet, cette détermination, est entretenue et cherche à se réaliser non pas en vase clos, mais en interaction avec et dans une configuration.
Dans cette perspective, nous considérons une organisation comme l’environnement, le lieu, l’espace où les salariés sont liés les uns aux autres par un ensemble de dépendances réciproques, selon un équilibre de tensions plus ou moins stables. Cet équilibre, à l’instar d’Elias, a la capacité d’influer sur la figure globale de l’organisation, la rendant fluctuante, donc changeante.
Ceci nous conduit à considérer les salariés comme des êtres sociaux pris dans les relations d’interdépendances c’est-à-dire, à envisager leurs comportements, leurs participations ; par extension, essayer d’éclaircir le changement observé (participation ou résistance), sous l’angle de configurations socioprofessionnelles.
Une organisation est donc un milieu spécifique de socialisation et de professionnalisation, une configuration au sens de Norbert Elias. Les salariés y sont en perpétuelle négociation dans la mesure où, par son caractère incertain et contradictoire, la participation (ou la résistance) suppose de la part des salariés-acteurs(6)…même ceux qui n’agissent pas sont des acteurs ! un processus coordonné et interactif de construction des actions, d’interprétation des activités, de définition des priorités, de compréhension des objectifs, etc.
La configuration articule ainsi trois niveaux d’interprétation, constituant une succession de niveaux croissants : participations, régulations sociales et conventions de fonctionnement ; et ne prend de sens que dans leurs perpétuelles interactions.
Le maillage du tissu social d’une organisation, qui même lorsqu’il est très vaste et/ou très spécifique, n’est jamais que des « systèmes-personnes » en relations, se déforme et se transforme nécessairement en même temps que ceux-ci.
Petite astuce à l’usage du responsable du changement : Il apparaît d’autres configurations d’aspect différents et éphémères dont il faut absolument tenir compte. Le « temps café » en est un exemple. Le « café » est avant tout un lieu de relations sociales et d’échanges. Ce moment crée une configuration spécifique en tant qu’unité de temps, unité de lieu, unité d’échanges. En effet, il est le nœud de rencontres multiples, le lieu informel où les salariés peuvent se retrouvent, l’endroit incomparable où se tissent, au gré de l’instant, les discussions les plus aberrantes, les projets les plus fous avant de disparaître et réapparaître ensuite sous la forme d’une nouvelle configuration identique sur le fond et différente sur la forme de la précédente, les salariés et les centres d’intérêts ayant changés quelquefois. Cet exemple est significatif de la nature des configurations et de ses fluctuations. |
La configuration d’une organisation désigne donc un vaste réseau d’interdépendances de toutes sortes (inter-services, intra-équipe, intra-entreprise, par exemple).
De cette approche, les salariés et les groupes qui composent l’organisation se combinent différemment, engendrant à chaque fois une nouvelle configuration sociale, donc de nouvelles conditions d’échanges. Le salarié va ainsi s’insérer dans une multitude de configurations au sein desquelles il agit, se différencie.
Toutefois, d’une manière plus générale, les objectifs des salariés constituent une part importante des éléments constituant la représentation du groupe (équipe, service…) par ceux-ci. Insistant sur le fait que les configurations variantes représentent, elles-mêmes des configurations à parts entières, cela laisse supposer que les objectifs globaux de satisfaction des besoins-aspirations (personnels et collectifs) soient réellement présents partout de la même façon quelles que soient les conditions de fondation des configurations. La recherche de satisfaction des besoins-aspirations faisant office d’invariant.
Mais, pour qu’il y ait véritablement interaction plusieurs conditions sont à réunir. Il faut que les salariés acceptent un minimum de normes communes, aient un passe de complicités libres, s’engagent dans l’échange, adaptent leur comportement aux circonstances et situations. C’est ce que nous allons développer maintenant à partir des représentations de soi aux autres et de la perception de soi par les autres, formes d’interactions.
2) Idéaliser sa place par la séduction et la manipulation
Simultanément de l’apparence et de la manière, la représentation produite par le salarié englobe un processus d’idéalisation. Il tente, en effet, de paraître meilleur à ses propres yeux ainsi qu’aux yeux des autres. Il agit dans le contexte d’une recherche de valorisation de soi. Ce qui participe de son changement puisque, par là, il a intérêt à ce que ses relations l’emportent temporairement sur ses autres considérations dans le but d’une amélioration de soi cohérente. Il agit alors par une stratégie de détours.
N’oublions pas qu’il cherche à satisfaire des besoins-aspirations ; notamment celui de séduire pour exister, de manipuler pour arriver à ses fins.
C’est pourquoi le salarié-personnage entre dans un processus d’idéalisation dont on voit pointer la socialisation au sein de l’organisation ; celle qui maintient le masque d’une attitude devant être perçu positivement par les autres au risque de ruptures (résistance, démission, licenciement…). Pour y parvenir, le salarié use de stratégies de détours en tant que moyens à la satisfaction. Sur le terrain, nous en avons relevé deux principales : séduire et manipuler.
La séduction est avant tout une présentation de soi, un acte d’artifices, une stratégie du charme et des promesses. Quand le salarié séduit, il joue un rôle pour attirer l’autre. Ce rôle est celui d’un hypnotiseur. Mais, cette séduction n’est pas sans ambiguïté ni double-fond dans la mesure où elle imite un langage par lequel le salarié affirme son identité.
Quant à la manipulation, elle est une technique, autre forme de stratégie où l’autre devient une cible à malaxer en vue d’une fin, c’est l’art du pharisaïsme.
Par ces deux stratégies le salarié veut convaincre de l’utilité de sa place. Par là, il use des stratégies de séduction et de manipulation afin d’idéaliser sa place et se valoriser, se donne, en fait, un pouvoir (par exemple), une image de soi sympathique en tant que pouvoir de persuasion.
Il s’agit bien là d’une stratégie de détours, d’un détournement des sentiments. Nous y voyons au fond une sorte de tromperie(7)Tromperie qui n’est pas nécessairement vicieuse. Elle peut, en effet être altruiste en même temps qu’elle peut servir les desseins du trompeur. Après réflexion, peut-être y a-t-il tromperie envers lui-même d’abord. Il semble, en fait, se convaincre inconsciemment qu’une fin honorable justifie le moyen de manipulation ? parce que le salarié use d’une parole secrète ou d’une attitude camouflée en décalage avec l’argument lui-même : trouver les mots justes pour stimuler un autre membre, faire en sorte que l’autre accepte un contenu qu’il n’aurait pas approuvé autrement.
Pour prendre un exemple du terrain, ce fût exactement le cas, dans une petite commune, où une mise en œuvre stratégique a permis au premier adjoint au Maire de convaincre l’opposition à faire le compte-rendu d’un projet de contournement de la ville.
En résumé, séduire et manipuler c’est faire croire et entrer par effraction pour convaincre, persuader dans le but d’atteindre une fin valorisante pour soi. Mais le risque est grand, en ce sens, une représentation de soi condamnée par le mensonge ou l’escroquerie (ou perçue comme tels), mettrait en danger les rapports sociaux et la personnalité même du salarié. La reconnaissance espérée ou acquise peut ainsi disparaître constituant une source d’insatisfaction générant une résistance ou une démission, par exemple.
L’interaction sociale au sein d’une configuration n’est donc pas neutre, ses enjeux, par voie de conséquence, sont considérables : satisfaire des besoins-aspirations, gages d’un changement organisationnel facilité.
3) S’adapter, une tactique pour être
Sur l’ensemble de cette deuxième partie en cinq chapitres, il ressort une idée importante selon laquelle les impressions données à l’autre dans les représentations de soi des salariés sont exposées à des distinctions. Selon les circonstances le personnage-salarié peut se produire de diverses manières ; de même qu’il peut donner une impression différente au regard des autres. Ce qui suggère une adaptation circonstancielle des présentations de soi.
Rappelons, ici, l’omniprésence des (englobantes, préalablement intériorisées, nouvelles ou modifiées) qui gèrent les relations interpersonnelles à leur base. Pour n’en rappeler que quelques-unes : échanger (la communication), faire confiance (la confiance). « Ainsi, une présentation de soi réussie renforce l’image positive que les autres ont de nous et celle que nous avons de nous-même. »(8)Fisher, Gustave-Nicolas, Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Dunod, 1996, p.188.
Ce qui veut dire, la manière de se représenter du salarié se situe dans sa capacité d’adaptation aux circonstances et situations. Il s’agit là d’une improvisation, un jeu tactique ; c’est-à-dire une gestion au coup par coup de la présentation de soi à l’autre. Cette interaction, image-de-soi/capacité-d’adaptation, se produit au sein des organisations par une gestion de la présentation de soi dans la configuration. C’est-à-dire, une évaluation permanente et immédiate de ce qui est désirable et de ce qui est jugé possible. La réponse circonstancielle et subite alors envisagée par le salarié dans ses rapports lui permettra de saisir au vol l’adéquation entre la présentation de soi et la représentation de soi par autrui afin de mettre en œuvre une tactique (au travers d’une communication non verbale appropriée à la situation, par exemple).
L’image que le salarié a de soi et des autres est en fait une condition élémentaire pour travailler avec les autres et pour arriver à s’entendre avec les autres dans les configurations.
Nous dirons en résumé, la présentation de soi est une façon pour le salarié d’aborder la vie de l’organisation, de prendre contact avec les autres, une façon de mettre en valeur sa personnalité, ses traits distinctifs qui le caractérisent, l’individualisent, le singularisent : c’est « l’écriture de soi » et la « lecture de l’autre ».
La présentation de soi peut être considérée comme des actes dans le sens où ils véhiculent une dimension en terme de mise en scène (Goffman).
La présentation de soi, c’est aussi une attitude simulatrice dupant l’entourage. Ainsi, la configuration de l’organisation finit par ressembler à un théâtre dans lequel les salariés-personnages jouent avec les projets, trompent les autres tout en sachant qu’ils ont besoin des deux pour satisfaire leurs besoins-aspirations. Pour synthétiser notre interprétation nous avons construit le schéma suivant (cliquez pour agrandir) :
De la représentation de la configuration de l’organisation et de la présentation de soi dans cette configuration nous dirons finalement qu’elles participent véritablement au changement des salariés. Autrement dit, pour changer, ce dernier exerce nécessairement des présentations de soi au sein de la configuration dont il a une représentation personnelle.
En même temps, l’image de sa présentation aux autres, la conscience du jugement que l’autre porte sur lui et les sentiments positifs ou négatifs qui en résultent (et par là, l’image de soi) évoluent.
En clair, les représentations de la configuration sont construites à la fois objectivement et subjectivement. En effet, la présentation de soi aux autres des salariés, comme extériorisation par rapport à soi, agit en retour de manière contraignante sur eux, la réalité de la configuration est objectivée ; comme produit des représentations et des participations, agit en retour intériorisée par eux, elle est subjectivée. Cette réciprocité, voulu ou non, de soi vers l’extérieur et inversement, participe du changement du salarié.
Pour en savoir +
Notes de l`article [ + ]
1. | ↑ | Certeau, M. (de), L’invention, op. cit., p.14. |
2. | ↑ | Elias, N., La société…, op. cit., p.19. |
3. | ↑ | Corcuff, Philippe, Les nouvelles sociologies, Nathan, coll. 128, 1995, |
4. | ↑ | Chombart de Lauwe, P.-H., La culture et le pouvoir, L’Harmattan, 1983, p. 272. |
5. | ↑ | Par exemple les smiley ; -) ou les abrégés (A+). |
6. | ↑ | …même ceux qui n’agissent pas sont des acteurs ! |
7. | ↑ | Tromperie qui n’est pas nécessairement vicieuse. Elle peut, en effet être altruiste en même temps qu’elle peut servir les desseins du trompeur. Après réflexion, peut-être y a-t-il tromperie envers lui-même d’abord. Il semble, en fait, se convaincre inconsciemment qu’une fin honorable justifie le moyen de manipulation ? |
8. | ↑ | Fisher, Gustave-Nicolas, Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Dunod, 1996, p.188. |