C. La théorie des valeurs de Scheler, une conception des catégories morales
Pour Max Scheler, les valeurs sont révélées par l’émotion. « Les valeurs sont des phénomènes de base donnés à l’intuition affective perceptive. » Mais, si des inclinations particulières à dominante subjectives, comme le respect ou l’éthique, orientent l’individu vers les valeurs, elles ne déterminent pas pour autant leur contenu.
Précisant que, si des mécanismes divers (l’intérêt, le ressentiment, l’affection, par exemple) entraînent une perception biaisée des valeurs, ils n’en affectent pas moins les valeurs.
Pour résumer la pensée de Scheler, cette indétermination des valeurs laisse place à l’innovation, qui réussit lorsqu’elle répond à des inclinations. Elle ouvre à une marge d’interprétation faite de jugements de valeurs, lesquels engendrent des conflits de valeurs.
Réciproquement, ces conflits sont incompréhensibles si l’on ne voit pas cette indétermination. Ainsi, il traite plusieurs sources de distorsion des valeurs. Par exemple :
- le pharisaïsme en tant que donnée générale : « les individus sont normalement mus par l’intérêt » ;
- le ressentiment comme un rapport d’impuissance à un état de chose qu’un individu souhaiterait changer : « on peut évaluer positivement ou négativement quelque chose qui ne le mérite pas, lorsque cette valorisation à un effet psychologique positif sur l’évaluateur lui-même » ;
- le relativisme, découlant du fait que l’objectivité des jugements de valeur auxquels nous croyons soit le témoin de conflits de valeurs : « [(l’individu)] risque alors de se laisser séduire par la thèse de la subjectivité des valeurs morales, par la thèse de « l’arbitraire culturel » des valeurs et par les diverses théories qui font des valeurs des illusions » et
- les facteurs cognitifs qui, d’une façon générale « font bien voir que le contenu des valeurs est pour partie contingent et pour partie tributaire de données propres à telle ou telle société. »
Mais, si le contenu des valeurs est indéterminé, Scheler note un corollaire crucial, à savoir qu’elles ne peuvent, en elles-même, déterminer les normes puisque, les valeurs reçoivent un contenu particulier dans des contextes culturels déterminés.
« Pour Maisonneuve (1985), les normes sont des règles et des schèmes de conduite très largement suivis dans une société ou un groupe donné, […] Elles se réfèrent à ce qui paraît socialement désirable, convenable dans tel ou tel groupe particulier. Elles traduisent les valeurs dominantes dans ce groupe. […] Elles ont pour fonction la cohésion, la réduction de l’incertitude et la socialisation. »
Par suite, « les normes, qui sont déduites de ce contenu particulier, ne sont pas des conséquences directes des valeurs. » Ici, Scheler apparaît comme très proche de Weber et de Durkheim.
Sur le thème de la religion « il retrouve Benjamin Constant (De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, 1824-1831) pour qui les religions traduisent des idées identiques dans des symboliques variables ou Tocqueville, qui déclare dans la « Démocratie en Amérique » que l’immortalité de l’âme et la métempsycose sont des traductions symboliques de la même idée. ».
Cette théorie explique que les mêmes valeurs s’expriment normalement par des symboles variables. Plus important : s’il y a indétermination des valeurs, il y a logiquement variabilité des normes.
Comme Tocqueville ou Durkheim, Scheler suggère un passage des valeurs aux normes par le truchement de théories : « théories d’inspiration religieuses dans les société traditionnelles, d’inspiration philosophique et/ou scientifique dans les sociétés modernes. »
Ainsi, les normes seraient inspirées par les représentations et les théories en vigueur dans telle ou telle société. Mais tout cela n’est possible, précise Scheler, que si « la notion de personne peut se former. »
Autrement dit, si la reconnaissance des droits de l’individu est une traduction dans le registre des normes de la valeur de personne : « s’il ne peut venir à aucune personne sensée l’idée de faire deux espèces des Noirs et des Indo-Européens, c’est en raison de l’installation définitive de la valeur de personne humaine. » (Scheler cite le paléontologue Quenstedt : « Si les Noirs et les Indo-Européens étaient des limaces, les zoologistes en feraient deux espèces. » Scheler, M., Le formalisme…, ib. p.299 in Boudon, R., ib. p.31).
Donc, pour Scheler, la notion de personne est une « catégorie purement morale » distincte des notions de je (psychologie), caractère (sociologie) et d’âme (théologie). Ainsi, pour Scheler, on ressent les valeurs, on ne peut les expliquer (« on ne peut expliquer pourquoi un poème, un tableau ont de la valeur ».
Ce qui nous permet de voir une opposition entre affectif et rationnel, entre les affects variant selon les ressources de la personne et, par exemple, des sentiments d’attraction ou de répulsion qui eux peuvent être aisément associés à des raisons identifiées, articulées ou axiologiques. C’est-à-dire, des raisons pouvant être objectivées, analysées, défendues voire formalisées. Les raisons axiologiques devant être entendu, ici, en tant que jugements de valeur.
Par voie de conséquence, si nous nous référons au célèbre aphorisme de Pascal, « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la variabilité des valeurs ne s’explique que « si l’on suppose que l’affectivité n’est pas vierge de raisons métaconscientes », de raisons propres pouvant être mises en évidence.
Par exemple, «un enseignant corrigeant un examen n’a pas réellement conscience du jugement de valeur qui détermine le « bon temps » à passer sur la copie. Cependant, il peut « justifier » de ce « bon temps » par des raisons (entre autres) de temps disponible, de devoir envers les candidats, de nombre de copies à corriger, d’obligations morale diverses, tant personnelles que professionnelles, son existence en général, le lieu de correction. »
Pour résumer : le fait que les valeurs s’expriment de manière symbolique, le fait qu’elles donnent naissance à des normes, que ces normes soient tirées de valeurs empruntées à la société ambiante, constituent un système particulier de normes et de valeurs caractéristiques d’une société, d’une organisation.
Par extension, cela voudrait dire que la morale produit des normes susceptibles d’orienter les agirs humains.
Pour le dire autrement, « la réflexion théorique sur les valeurs a peut-être une influence sur la création d’un nouvel ethos ». Ce qu’il faut entendre par ethos est « le caractère commun à un groupe d’individus d’une même société ».
Dans notre propos, les ethos, constituant donc des constructions tendant à l’expression de valeurs morales. En clair, la théorie de Scheler nous intéresse particulièrement parce-qu’elle s’attache aux faits.
Ainsi, pour préciser ce que nous disions à la fin de la section précédente à propos des valeurs personnelles (leur variabilité et leur diversité) et de leur objectivation dans les interactions et interrelations, cette théorie nous permettra de repérer : – les sentiments de l’individu (du salarié) qui se traduisent par des jugements de valeur , – l’objectivation de ces jugements de valeur, c’est-à-dire leur manifestation concrète et – les développements axiologiques des valeurs communes favorisant le changement au sein des organisations.
Ceci nous amène à nous demander ce qui peut bien conduire l’individu à la construction d’un nouvel ethos. Ici, notre objectif est de chercher l’influence sur les changements d’une conciliation entre les valeurs personnelles (les jugements de valeurs) qui produisent des normes susceptibles d’orienter les agirs humains et l’objectivité des valeurs dans les interrelations qui pourraient engendrer la création d’un nouveau système de valeur. C’est ce qui va être abordé maintenant dans la section suivante.